« Trop de familles perdent tout espoir. »

Elle n’avait que quatre ans, mais Cheryl Bruce se souvient très clairement du jour où on l’a arrachée à sa famille, dans la maison où elle vivait dans la réserve Poplar River, au Manitoba. Une tempête de neige faisait rage à l’extérieur, au moment où, dans la cuisine, ses parents et leurs amis criaient et se battaient, fortement intoxiqués par la bière qu’ils fabriquaient eux-mêmes.

« Des gens avec des uniformes bruns sont arrivés », c’est ainsi que Cheryl, aujourd’hui âgée de 24 ans, décrit les agents de la GRC, « et ils ont fait sortir tout le monde. » Avant l’arrivée des policiers, Cheryl s’occupait de sa petite sœur dans une chambre et elle a essayé de trouver une cachette. Les agents les ont trouvées, les ont assises séparément dans deux voitures et ont pris la route vers Winnipeg, située à 400 kilomètres plus au sud. Cheryl y a été placée dans une famille d’accueil — le premier des 20 placements qu’elle a vécus avant de devenir mère à son tour à 18 ans.

Le parcours de Cheryl n’a vraiment rien d’unique. Selon Statistique Canada, près de la moitié (48,1 %) des enfants en famille d’accueil sont des Autochtones même s’ils ne représentent que 7 % de tous les enfants du Canada. Ces statistiques illustrent une triste réalité : alors que les taux de dépendance aux substances, de grossesse précoce et de suicide dans les réserves dépassent largement les moyennes canadiennes, les services d’aide à l’enfance suivent nettement une courbe inversée. Les enfants qui ont le plus besoin de soutien sont ceux qui en reçoivent le moins.

« Des gens avec des uniformes bruns sont arrivés. »

Le manque de fonds pour les besoins de base et les services de soutien, comme les consultations psychologiques pour toxicomanes et les programmes d’aide aux parents et aux personnes ayant des besoins particuliers, fait qu’il est plus difficile pour les enfants autochtones de rester dans leur famille. Cette situation a l’effet pervers de voir un nombre disproportionné d’enfants autochtones être placés en famille d’accueil.

En 2007, Cindy Blackstock, directrice générale de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, conjointement avec l’Assemblée des Premières Nations, a déposé une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne. En janvier 2016, après une bataille judiciaire qui aura duré neuf ans, le Tribunal canadien des droits de la personne a rendu sa décision en faveur de Mme Blackstock. Le Tribunal a statué que le manque de services d’aide à l’enfance et de soutien aux familles vivant dans les réserves constituait de la discrimination. Le Tribunal a ordonné au gouvernement fédéral, puisque les réserves des Premières Nations sont de sa compétence, de corriger la situation en donnant aux enfants dans les réserves le même niveau de services que celui fourni par les gouvernements provinciaux aux enfants vivant hors réserve.

Autre photo de Cheryl Bruce, adossée à un mur, avec un air à la fois positif et sérieux.

Sans cette discrimination, Cheryl n’aurait peut-être pas vécu tous ces épisodes pénibles. À Winnipeg, Cheryl a été victime des failles du système. Agressée sexuellement par le père dans la première famille d’accueil où on l’a placée, elle a été trimbalée d’une famille d’accueil à un centre d’accueil à d’autres familles d’accueil. Pendant ce temps, elle est devenue une étrangère pour sa famille biologique, qui déménageait souvent pour « échapper aux services sociaux », sa mère ayant peur de perdre la garde de ses autres enfants.

Les enfants autochtones arrachés à leur famille sont au cœur du plus récent chapitre d’une longue et sombre histoire. À cause des pensionnats indiens, le dernier ayant été fermé en 1996, les enfants autochtones ont été systématiquement isolés de leur famille et de leur culture, et il n’était pas rare qu’ils soient soumis à des sévices physiques, sans compter les privations. En plus de briser moralement ces enfants, le régime des pensionnats les a privés d’une vie en famille et de modèles parentaux. Quand ils sont devenus parents à leur tour, ils étaient pratiquement livrés à eux-mêmes.

En 2015, après avoir achevé ses travaux visant à trouver des moyens de remédier aux séquelles laissées par les pensionnats, la Commission de vérité et réconciliation du Canada a lancé comme premier appel à l’action de réduire le nombre d’enfants autochtones pris en charge. Sinon, le tragique cercle vicieux continuera ses ravages.

Nombres fortement disproportionnés

En 2011, il y avait plus de 14 000 enfants autochtones âgés de 14 ans et moins en famille d’accueil. Les enfants autochtones représentaient 7 % de tous les enfants au Canada, mais presque la moitié (48 %) de tous les enfants en famille d’accueil.

Source: http://www.statcan.gc.ca/pub/75-006-x/2016001/article/14547-eng.htm

Enfants autochtones âgés de 14 ans et moins

De tous les enfants au Canada

de tous les enfants en famille d’accueil

« Nous sommes tous de bons parents. Nous faisons des erreurs, mais nous méritons d’avoir la chance de former une famille unie. »

C’est ce qui arrive à Cheryl Bruce. Quand elle a accouché de son premier fils, Cheryl l’a tenu dans ses bras un court moment avant qu’on le lui enlève. « Ils nous ont dit, à mon conjoint et à moi, qu’il y avait eu un signalement fait à notre sujet, et que la naissance du bébé était marquée d’un drapeau rouge dans leurs dossiers. Quand j’ai pu sortir de l’hôpital, ils m’ont défendu d’amener mon bébé à la maison. »  Aujourd’hui âgé de six ans, son fils a passé toute sa vie en famille d’accueil.

Cheryl a aussi perdu la garde de sa fille, née quatre ans plus tard, quand on a découvert qu’elle faisait une dépression post-partum et se soignait avec de la marijuana et de l’alcool. Quelques années plus tard, après un traitement qui lui donnait de bonnes raisons de croire qu’elle avait vaincu sa toxicomanie, Cheryl a quand même perdu la garde de son troisième enfant pour des raisons qu’elle ne comprend pas vraiment.

« On m’a pris tous mes enfants à cause de mon passé », dit Cheryl, qui est aujourd’hui déterminée à en récupérer la garde. Cheryl fait une thérapie, assiste à des réunions des Alcooliques Anonymes, écrit un livre et veut devenir travailleuse sociale.

Cheryl ne fait pas confiance au système qui est supposément là pour protéger ses enfants. Qui pourrait la blâmer quand on sait que ce même système est en grande partie responsable de son passé chaotique? Elle veut se battre jusqu’au bout. Elle lance un message dans le livre qu’elle écrit : « Nous sommes tous de bons parents. Nous faisons des erreurs, mais nous méritons d’avoir la chance de former une famille unie. Trop de familles perdent tout espoir. Il faut maintenant aider les jeunes parents en leur offrant du soutien et des occasions d’avancer et non en multipliant les obstacles. »

En janvier 2016, le Tribunal canadien des droits de la personne a rendu une décision historique dans ce qu’on appelle communément « l’affaire de l’aide à l’enfance des Premières Nations ».  Le Tribunal a statué que le manque de services d’aide à l’enfance et de soutien aux familles vivant dans les réserves constituait de la discrimination. La Commission canadienne des droits de la personne a défendu l’intérêt public dans cette affaire. Tout au long de l’année 2016, la Commission a servi d’intermédiaire entre les parties et a incité toutes les personnes concernées à collaborer pour faire en sorte que la décision du Tribunal soit respectée de façon réaliste et constructive.